Ma mère a été atteinte de la maladie d'Alzheimer au début des années 80 et placée dans une maison de retraite. Quand je revenais de mes visites, il fallait que j'écrive sur elle, son corps, ses paroles, le lieu où elle se trouvait. Je ne savais pas que ce journal me conduirait vers sa mort, en 86.
Au départ, un simple accident de la circulation. Une femme, fauchée par une voiture qui a grillé un feu rouge. Un accident à priori sans conséquence. Au cours de l’été 1983, au plus fort de la canicule, la mère d’Annie Ernaux fait pourtant un malaise et est immédiatement hospitalisée. Les médecins et la famille de la patiente découvrent alors qu’elle ne s’est plus alimentée depuis plusieurs jours. Un unique paquet de sucres occupe son frigidaire. Sa fille la prend alors en charge chez elle, à Cergy. Mais la mémoire de sa mère se détériore de plus en plus et son médecin décide de la faire transporter à l’hôpital de Pontoise où elle décèdera d’une embolie en avril 1986, à l’âge de 79 ans. Sa maladie a un nom : Alzheimer.
« Je ne suis pas sortie de ma nuit » sont les derniers mots écrits par la mère d’Annie Ernaux. Ils disent tout le mal être d’une femme à l’aube de sa maladie et symbolisent le long et douloureux parcours qui s’annonce pour la malade et ses proches. « Je ne suis pas sortie de ma nuit » n’est pas un roman qui a été pensé, ce sont des notes écrites sur le vif, « dans la stupeur et le bouleversement ».
On découvre, au fil des pages, l’évolution de la maladie et ses conséquences. Les premiers changements commencent à apparaître durant le séjour à Cergy : « Elle est devenue une femme égarée, parcourant la maison en tous sens ou demeurant assise des heures sur les marches de l’escalier du couloir. » (p.10), « les choses lui échappent » (p.15) Le constat est douloureux pour Annie qui assiste à la lente dégradation de l’état de santé de sa mère : elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, elle passe de longs moments assise sur sa chaise, comme prostrée.
Elle est incapable de dire son âge, enfile deux soutiens-gorge l’un par-dessus l’autre, ne reconnaît pas Philippe, son beau fils, et confond les pièces. Elle commence aussi à parler seule et ne veut rien avaler d’autre que des petits-suisses et des sucreries. Les rôles s’inversent peu à peu mais pour Annie Ernaux, malgré la douleur, l’envie de voir sa mère en vie est la plus forte : « J’ai peur qu’elle meurt, je la préfère folle. » (p.20) A l’hôpital ou dans la maison de retraite où sa mère sera placée, ce que l’auteure voit, les détresses qu’elle croise, sont « au-delà de la tristesse ».
Je ne suis pas sortie de ma nuit est le récit douloureux d’une fille obligée d’attacher sa mère à son fauteuil, une fille qui a vu partir peu à peu ses petites voisines de chambre et tremblé à chaque instant pour elle. Je retiendrai de ce récit l’émotion ressentie par Annie à chaque fois qu’elle apercevait le visage de sa mère dans l’entrebâillement des portes de l’ascenseur, au moment de la quitter. J’ai découvert une nouvelle Annie Ernaux, bien différente de l’auteure de La Place dont j’avais regretté la froideur. Ici, l’émotion affleure à chaque page.
L’œuvre en quelques mots :
« Elle est dans l’entrée et d’abord, je ne la reconnais pas. On lui a tiré les cheveux en queue de cheval, son visage est figé. Je lui montre le petit ramoneur au-dessus de son lit, celui qu’une amie lui a offert à Annecy. Elle le regarde et murmure : « J’en ai eu un comme ça autrefois. » Constamment, je me demande comment elle perçoit le monde maintenant. Lorsque je pense à ce qu’elle a été, à ses robes rouges, sa flamboyance, je pleure. Le plus souvent, je ne pense à rien, je suis auprès d’elle, c’est tout. Il y a pour moi, toujours, sa voix. Tout est dans la voix, La mort, c’est l’absence de voix par-dessus tout. » (p.84)
« J’ai travaillé au jardin. C’est le moment où j’ai le plus oublié. Je grattais la terre, j’enlevais les mauvaises racines dans l’allée. Je suis dans le même temps que celui qu’il faisait lorsqu’elle était encore vivante, froid avec du brouillard.
Sans doute pourrais-je attendre avant d’écrire sur ma mère. Attendre de m’être évadée de ces jours. Mais ce sont eux la vérité, bien que je ne sache pas laquelle.
Quand j’écrivais sur elle après les visites, est-ce que ce n’était pas pour retenir la vie ? » (p.110)